À Bruxelles, tous les jeunes n’ont pas les mêmes chances face au numérique. Dans certains quartiers, l’absence de matériel, de connexion ou de formation creuse un fossé qui limite les opportunités scolaires, professionnelles et sociales. Pourtant, des écoles, associations et initiatives citoyennes œuvrent chaque jour pour réduire cette fracture numérique chez les jeunes bruxellois. Enquête sur un combat discret mais essentiel.
Une réalité invisible : chiffres et constats
On l’appelle “fracture numérique”, mais elle prend des visages bien concrets à Bruxelles. Selon une étude de la Fondation Roi Baudouin (2022), près de 1 jeune Bruxellois sur 4 n’a pas accès à un ordinateur personnel à la maison. Et plus de 30 % dépendent du smartphone familial pour effectuer leurs devoirs ou chercher un job étudiant.
La pandémie a agi comme un révélateur brutal : durant le confinement, de nombreux élèves ont été privés d’enseignement à distance faute d’équipement ou de connexion stable. Dans les quartiers comme Cureghem, Peterbos ou certaines parties de Schaerbeek, les inégalités numériques se superposent aux difficultés sociales déjà existantes.
Pour les jeunes, les conséquences sont multiples : retards scolaires, décrochage, difficultés d’accès à la formation, mais aussi isolement social et dépendance à autrui pour effectuer des démarches administratives en ligne.
Alors que la société se digitalise à grande vitesse, ne pas avoir d’accès correct au numérique revient à être invisible dans un monde connecté. Et ce sont souvent les plus jeunes qui en paient le prix.
À l’école, entre décrochage et débrouille numérique
Quand le devoir en ligne devient un luxe
“Va sur Smartschool”, “imprime le devoir”, “envoie ton travail par mail”… Ces phrases, banales pour certains élèves, sont devenues des obstacles pour d’autres. À Bruxelles, plusieurs enseignants constatent que certains jeunes ne peuvent pas suivre le rythme scolaire simplement parce qu’ils n’ont pas d’ordinateur fonctionnel, d’imprimante ou de connexion stable à la maison.
Dans certaines familles, un seul smartphone est partagé entre plusieurs enfants. Les bibliothèques ou centres de quartier deviennent alors des refuges numériques, mais à capacité limitée. Et quand ces lieux ferment – comme ce fut le cas durant la crise sanitaire – la fracture devient béante.
Initiatives d’établissements pour équiper et former
Face à cette réalité, plusieurs écoles secondaires bruxelloises ont pris les devants. À Molenbeek, une école a mis en place un système de prêt d’ordinateurs portables pour ses élèves les plus précaires. À Anderlecht, des ateliers hebdomadaires permettent de se familiariser avec les plateformes numériques utilisées en classe.
Ces initiatives, bien que ponctuelles, montrent l’importance d’un soutien de terrain. Mais elles dépendent souvent de subventions temporaires, de dons ou de la bonne volonté des équipes pédagogiques. À l’échelle de la Région, un véritable plan de soutien numérique en milieu scolaire reste encore à structurer.
Des associations en première ligne
Des ordinateurs reconditionnés pour les familles
Quand les pouvoirs publics peinent à suivre, ce sont souvent les associations de quartier qui prennent le relais. À Forest, Schaerbeek ou Ixelles, plusieurs structures locales collectent, réparent et redistribuent des ordinateurs reconditionnés à destination des familles à faibles revenus.
Parmi elles, des initiatives comme Communa, Fablab’ke ou des Repair Cafés numériques proposent également des ateliers de remise à niveau digitale : comment créer une adresse mail, utiliser un traitement de texte, ou encore se connecter à une plateforme scolaire. Des gestes simples, mais essentiels pour retrouver une forme d’autonomie.
Des lieux d’accès libre et d’accompagnement
Dans plusieurs quartiers populaires, des espaces publics numériques permettent aux jeunes de venir travailler sur un ordinateur connecté, accompagné par un animateur. Ces lieux hybrides, à mi-chemin entre bibliothèque, salle d’étude et centre de formation, deviennent des repères pour celles et ceux qui n’ont pas accès au numérique chez eux.
Mais là encore, les ressources sont limitées. Horaires réduits, équipements vieillissants, files d’attente… Ces structures manquent de moyens pour répondre à la demande croissante. Pourtant, elles jouent un rôle déterminant dans la lutte contre l’exclusion numérique à Bruxelles.
Quels effets sur la vie des jeunes ?
La fracture numérique ne se limite pas aux résultats scolaires. Elle impacte aussi, plus largement, l’autonomie, la confiance en soi et l’avenir professionnel des jeunes. Ne pas savoir naviguer sur un site d’administration, remplir un CV en ligne ou accéder à une plateforme de formation peut créer un sentiment d’exclusion durable.
Pour de nombreux adolescents bruxellois, les démarches vers un stage, un job étudiant ou une bourse d’étude se font désormais entièrement en ligne. Sans équipement adapté ou accompagnement, ces opportunités restent hors de portée. Certains jeunes évitent même certaines candidatures faute de pouvoir envoyer un mail ou consulter une pièce jointe correctement.
Cette précarité numérique génère aussi un repli social : difficulté à suivre les tendances, à rester en contact avec ses pairs, à exprimer ses idées sur les réseaux. Dans une société où le digital façonne l’inclusion, l’absence d’accès devient un marqueur d’inégalité fort.
Témoignage : “J’ai découvert l’informatique à l’atelier, pas à l’école”
“J’avais jamais vraiment utilisé un ordinateur avant mes 15 ans. À la maison, on n’en avait pas, et à l’école, on nous demandait d’envoyer les devoirs en ligne, mais on n’apprenait pas comment faire. C’est dans une asbl près de chez moi à Saint-Gilles que j’ai vraiment appris à me servir d’un ordi. Ils m’ont montré comment créer un CV, utiliser Google Docs, envoyer un mail… C’est grâce à ça que j’ai pu postuler pour un stage. Sans eux, je serais encore perdu.”
— Adam, 17 ans
Et ailleurs ? Modèles inspirants en Europe
La fracture numérique chez les jeunes ne concerne pas que Bruxelles. À Paris, la Ville a mis en place dès 2021 un dispositif de prêt massif d’ordinateurs portables pour les élèves du secondaire dans les quartiers prioritaires. Des “médiateurs numériques” accompagnent également les familles dans leurs démarches administratives.
À Amsterdam, la municipalité a investi dans des “digital hubs” de quartier, accessibles gratuitement, avec des coachs dédiés. Ces lieux, pensés comme des espaces d’émancipation, mêlent apprentissage numérique, orientation professionnelle et activités culturelles connectées.
En comparaison, Bruxelles dispose d’un tissu associatif dynamique, mais manque encore d’une stratégie régionale cohérente et structurée à grande échelle. Si certaines communes prennent des initiatives, leur impact reste souvent localisé. Pourtant, les bonnes pratiques ne manquent pas — il suffirait de les mutualiser et de leur donner les moyens d’agir durablement.
Vers une Bruxelles connectée pour tous ?
À l’heure où le numérique devient une condition d’accès à l’éducation, à l’emploi et à la citoyenneté, réduire la fracture numérique chez les jeunes bruxellois est un enjeu de justice sociale. L’action des écoles, des associations et des collectifs locaux prouve qu’il est possible d’agir, même avec des moyens limités.
Mais pour passer à l’échelle, une coordination plus large et des investissements publics durables sont nécessaires. Offrir un ordinateur ou une connexion ne suffit pas : il faut aussi former, accompagner, valoriser. Car derrière chaque écran manquant, il y a un parcours de vie qui peut basculer.
Envie d’agir ? Parlez-en autour de vous, soutenez les initiatives locales, faites don d’un ancien ordinateur ou orientez un jeune vers un espace numérique de quartier. Chaque geste compte pour construire une Bruxelles plus connectée, plus solidaire, plus juste.

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